La patate douce entre dans la lumière

Longtemps restée dans l’ombre de sa fausse cousine – la pomme de terre –, elle prend aujourd’hui ses quartiers sur les étals où elle occupe presque le devant de la scène : selon des données officielles, sa consommation aurait plus que doublé en France sur les cinq dernières années. Effet de mode ou tendance de fond ? En tout cas, la chose est certaine : doucement, mais sûrement, la patate sort du bois et se fraye un chemin depuis les potagers jusque dans nos assiettes.

Dans la liste des insultes phares proférées par le Capitaine Haddock, « Mangeur de patates douces ! » aurait pu disputer à son fameux « Marin d’eau douce » la palme de l’attaque qui scotche, pétrifie, interloque l’adversaire, l’écrase et le laisse sans voix… L’injure aurait vraiment existé, à l’extérieur des bulles arrondies de bandes dessinées. En Chine populaire, quiconque se trouvait être le destinataire de cette « punchline » encaissait très mal le coup, car longtemps la patate douce y fut l’aliment du pauvre, celui dont se nourrissaient par défaut les paysans au bord de la famine.

L’empire du Milieu a fait connaissance avec ce tubercule aux relents très sucrés à la toute fin du XVIème siècle, par l’entremise des navires marchands espagnols qui faisaient la navette entre le territoire des Aztèques et l’Asie.


À partir du même point d’Amérique centrale, presque cent ans plus tôt, au retour du premier voyage de Christophe Colomb, le légume avait déjà vogué vers l’Europe où il rencontra un succès beaucoup moindre que chez les Ming, à l’autre bout du planisphère.  Aujourd’hui, le rapport tend, sinon à s’inverser, du moins à s’équilibrer quelque peu entre les deux régions.

La plante tropicale, domestiquée il y a plus de 6 000 ans dans un vaste rayon situé entre Mexique et Venezuela, commence à prendre sérieusement ses marques sur le Vieux Continent, après un départ diesel qui a duré près d’un demi-siècle. Entre 2000 et 2015, les volumes de patates douces importés en Europe ont littéralement explosé, passant de 37 000 à 249 000 tonnes. Chiffres impressionnants aussi en France où, d’après des données plus récentes recueillies par le Cirad (Centre de Coopération internationale en Recherche Agronomique pour le Développement) auprès des douanes et d’Eurostat, la consommation apparente* avait plus que doublé entre 2015 et 2017 (40 000 tonnes, contre 17 000).

Les clichés, toujours tenaces, conduisent instinctivement les ménages tricolores à cuisiner la patate douce comme s’il s’agissait d’une pomme de terre : les deux mets sont pourtant bien distincts au plan botanique (la première est répertoriée dans la famille des convolvulacées, et la seconde –trois à quatre fois moins sucrée –  est une Solanacée).

À travers le monde, les usages culinaires de cette racine orange, blanche ou pourpre, sont toutefois multiples : les populations du Maghreb et d’Afrique Centrale la préparent en friture, quand les nord-américains y recourent pour la substituer au beurre et au sucre dans certaines recettes de gâteaux (sans oublier la dinde de Thanksgiving qu’ils agrémentent toujours, entre autres légumes, de patates douces).

Patate avec épithète

En France, la confusion provient aussi d’un raccourci étymologique : « patate », terme emprunté à l’espagnol « patata » qui désignait bien à l’origine la patate mexicaine, y est devenue une insulte peu flatteuse, et continue, moins accessoirement, à servir de petits noms familier et populaire à la pomme de terre dont le berceau d’origine se situe plus au sud, sur les hauts plateaux andins. Un mélange des genres qui s’expliquent tout simplement par la ressemblance morphologique entre les deux tubéreuses : l’une comme l’autre suscitait, par ailleurs, la superstition des premiers conquistadors, méfiants à l’égard des nourritures tirées des entrailles de la terre, bercail des forces diaboliques.

Pour l’anecdote, la « patata » des ibériques est un vocabulaire hybride qui associerait plusieurs « racines » linguistiques : « papa », soit le nom de la pomme de terre en quechua péruvien, et « batata », le mot indigène de la patate douce en dialecte taïno, une ethnie amérindienne présente dans les Antilles à l’époque de Christophe Colomb.

Cette synthèse sémantique explique l’amalgame encore pratiqué par les Français et de nombreux européens : pour clarifier les choses, les savants ont accolé à la vraie patate l’épithète « douce » afin d’en souligner la saveur sucrée, et la distinguer formellement de la plante promue au XVIIIᵉ siècle par Parmentier.

Peau rouge sur chair blanche

Ipomoea batatas compte quelque 500 variétés dans le monde : elles sont moins nombreuses sous nos latitudes où la rigueur des températures, moins adaptée à la nature de cette plante frileuse, ont conduit les semenciers à sélectionner des sujets un peu plus robustes.

On en trouve surtout deux sortes dans les potagers et sur les étals : la patate à chair orangée (type Beauregard), à la saveur sucrée et au vague goût de châtaigne….

… et la patate blanche ou la Murasaki qui, sous leurs peaux rouges à violet foncé, dévoilent une texture plus farineuse (le contraste entre les deux « couleurs » est d’ailleurs saisissant).

Sa culture, assez peu exigeante, doit néanmoins se plier à quelques conditions : l’ipomoea batatas est peu résistant au froid (jamais moins de 5 degrés dans l’air et 10 degrés minimum en pleine terre). On considère que son optimal de croissance se situe dans une fourchette de température comprise entre 20 et 30 degrés au sol. En fonction de l’environnement qui lui est offert (de tempérer à chaud entre le milieu du printemps et la fin de l’été), la patate douce se développe sur un cycle de 130 à 150 jours, soit environ d’avril/mai à septembre/octobre. Ses besoins en eau sont importants, surtout en première phase.

La plante produit des tiges rampantes sur près de six mètres de long et ses tubercules se forment généralement à la base de son pied. Grosse différence avec la pomme de terre : les feuilles de la patate douce sont comestibles et se dégustent comme des épinards.

Conclusion. Sous ses faux airs de pomme de terre, la patate dévoile une identité propre qui la singularise de sa sœur inca : elle est mexicaine, souvent plus colorée (peau rouge sur chair blanche ou orangée), mais aussi plus sucrée, ce qui élargit son champ culinaire. De l’autre côté de l’Atlantique, les pays américains ont depuis longtemps cerné son potentiel, si bien qu’il n’est pas rare, aux États-Unis, de se voir servir un succulent Sweet Potato Pie en guise de gâteau d’anniversaire. Ce qui tiendrait lieu de transgression pour les populations européennes n’est pas encore tout à fait d’actualité, sauf chez les chefs gastronomes les plus audacieux. Ce n’est sans doute que partie remise : de sa longue Histoire, jamais le Vieux Continent n’avait consommé autant de patates douces qu’en ce début du XXIᵉ siècle.

*(les importations moins les exportations)

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