Depuis son épicentre breton (80% de sa production nationale), l’artichaut est parvenu à coloniser l’assiette de tous les français. Le cardon, son cousin botanique, n’a pas connu le même destin et, curieusement, est resté cantonné à la région lyonnaise. Les deux légumes ont beau avoir une ascendance commune – celle d’une célèbre plante méditerranéenne chargée d’épines – chacun d’eux se donne à sa manière et, indépendamment de ses propres qualités gustatives, ne partage sans doute pas la même force symbolique.
De Homère à Coluche, en passant par Marilyn Monroe élue Artichoke Queen au Texas en 1948, les nombreuses légendes et anecdotes folkloriques qui enveloppent la réputation de l’artichaut recoupent, ici ou là, des considérations plus scientifiques et sérieuses propres à en dresser un portrait-robot net et précis : le mythe grec est le premier à introduire l’espèce dans les innombrables histoires de fesses dont Zeus (Jupiter dans la version postérieure romaine) s’est complu à composer soi-même la tête d’affiche. Le dieu des dieux se prit, dit-on, un râteau monumental au sommet de sa montagne de la part d’une nymphe nommée Cynara qui résista avec un certain courage aux avances de ce supérieur hiérarchique. Pour prix de sa désobéissance, la malheureuse fut transformée aussi sec en un légume que les récits réactualisés de la très lointaine source homérique assimile aujourd’hui à un « artichaut ».
Sans vouloir trahir le fait-divers rapporté par la feuille de chou olympienne, il s’agissait plus sûrement d’un « chardon sauvage » – son ancêtre botanique dont l’origine africaine est certaine-, un met qui composait la table du commun des mortels en Grèce Antique puis, un peu plus tard, celles des banquets donnés Rome et dans ses colonies méditerranéennes.
Dans ce creuset légendaire a été forgée une appellation officielle « Cynara »* qui désigne aujourd’hui le genre botanique auquel appartient l’artichaut (Cynara cardunculus var. scolymus), d’ailleurs identique à celui du cardon, son cousin (C. cardunculus f. cardunculus). Il est en effet établi que ces deux plantes potagères sont issues d’un long processus de sélections opérées à partir d’un chardon sauvage introduit en Europe à la fin du Moyen-Age (XVème siècle), espèce à qui l’on prêtait, comme à l’ensemble de ses nombreux congénères à épines, des vertus aphrodisiaques.
Un légume chaud bouillant
Cette chaude réputation a longtemps déteint sur l’artichaut (qu’on orthographiait alors avec un « d », sans doute pour cette raison), à tel point que les sociétés de l’époque allaient jusqu’à en interdire la consommation aux jeunes filles et aux femmes mariées dites « sérieuses » afin de ne pas les dévoyer de leur devoir conjugal.
Il faut alors attendre 1822 pour que le bien nommé Antonin Carême, pionnier de la haute gastronomie parisienne et chef-cuisinier des rois français (ceux de la…Restauration, la monarchie constitutionnelle !), tous vernissés d’une morale catholique impeccable, fasse disparaître la symbolique licencieuse véhiculée par le « cul d’artichaut », expression qui qualifiait jusqu’ici la partie comestible du légume, au profit d’un vocable moins connoté et, ma foi, plus décent : le « fond d’artichaut ».
Cette série de méandres sémantiques dessine certains des quelques traits caractéristiques qui, au potager, permettent de distinguer visuellement le cardon de son éminent cousin.
Comme le laisse supposer le nom qu’il porte, le premier ressemble davantage à son aïeul, le susnommé chardon : confirmant le dicton lyonnais « il n’y a pas de bon cardon sans épines », beaucoup d’espèces présentent sur leurs feuilles des rangées de petits organes piquants (mais certaines en sont dépourvues, à l’instar du « Plein blanc inerme », bien connu dans le Rhône).
On les cultive presque exclusivement pour leurs pétioles -ou côtes- qui se développent à la base de leurs feuilles (il est toutefois possible d’en consommer les inflorescences ou capitule, voire photo ci-dessous).
Particularité : les cardes doivent être blanchis, un peu comme l’endive, 3 à 4 semaines avant la récolte: l’opération consiste à priver de luminosité la partie comestible de la plante afin d’en ôter l’amertume. Pour ce qui est du cardon, il s’agit de recouvrir les pétioles sur toute leur longueur au moyen d’un matériel opaque (un plastique noir par exemple, ou encore un paillasson ou une bâche). La procédure peut être menée en cave obscure en y entreposant la plante préalablement arrachée avec sa motte.
L’artichaut, lui, constitue presque une exception dans le règne végétal : fait très rare pour un légume, la plante se débite par son bourgeon avant même que celui-ci ne donne des fleurs l’extrémité supérieure de sa tête. Cet involucre se compose d’une superposition de bractées (feuilles) disposées en collerette : ce sont ces éléments que l’on détache et déguste un à un jusqu’à parvenir au cœur du « bouton » composé d’un réceptacle où les fleurons, qui, à ce stade, évoquent des fétus de « foin » entremêlés, amorcent leur croissance: de cette partie charnue, constitutive de l’ex et moyenâgeux « cul d’artichaut » devenu sous la plume d’Antonin Carême « fond d’artichaut », les cuisiniers tirent les morceaux qu’ils découpent pour agrémenter les salades, leurs tartes et même leurs pizzas.
Au jardin, le Cynara cardunculus scolymus a un port légèrement plus petit que celui du cardon, mais non moins ample (1,50 m au maximum, contre 2, au plus haut, pour son cousin). Contrairement à l’autre, il ne présente pas d’épines et développe un capitule plus volumineux. Une autre particularité de l’artichaut est de se multiplier par œilletons : il s’agit de rejets, petites pousses pourvues de racines, à prélever au niveau du pied-mère et à remettre en terre.
Deux périodes sont possibles pour la plantation : au début du printemps (mars/avril, après les gelées) dans les régions aux hivers rigoureux, auquel cas la première récolte se déroulera dès l’été suivant. Si, dans une région moins froide, vous optez pour mise en terre automnale (septembre/octobre), il faudra attendre le printemps suivant pour recueillir les premiers capitules.
En moins de 500 ans, l’artichaut a très largement distancé le cardon dans le cœur, l’assiette et l’imaginaire des français. Les chiffres relatifs à leurs productions respectives parlent d’eux-mêmes : 40 000 tonnes pour le premier chaque année, 400 tonnes pour le second. En vérité, le cardon, qui pourrait figurer sur la triste liste des légumes oubliés, a conservé toute son aura dans le lyonnais, pays de la gastronomie, là où la conquête romaine introduisit les premiers « chardons » améliorés, venus d’Italie (c’est aussi le cas en Dauphiné et en Savoie). En Rhône-Alpes, où a été développée une espèce sans épines ni aiguillons (le « Plein blanc inerme » cité plus haut), le cardon s’invite, au moment des Fêtes de fin d’année, à la table des réveillonneurs qui, le plus souvent, le dégustent en un gratin à même de faire fondre…leur cœur d’artichaut.
*D’autres sources évoquent une étymologie moins idyllique : Cynara dériverait du mot latin « canina » qui évoque le pointu des épines du chardon. Plus prosaïquement encore, le mot proviendrait du nom d’une île égéenne : Kinara.