La rhubarbe, invasion barbare

Très longtemps cantonnée à un usage médicinal et ornemental, cette plante assez envahissante, dont la seconde partie du nom fait référence à ses origines « barbares », qualificatif employé par les gréco-romains à l’endroit des peuples qui ne parlaient pas la même langue qu’eux, a fini par acquérir ses lettres de noblesse auprès des plus fins gastronomes européens. Jusqu’à devenir un « must » pour les amateurs de dessert en général, et britanniques en particulier. Un parcours et un destin finalement assez peu banals pour… un légume.

Si vous aviez vécu – veinards ! – au Moyen-Age, sans doute que votre sentiment à l’égard de la rhubarbe eût été moins sympathique que celui dont la crédite l’imaginaire occidental d’aujourd’hui. Bien loin de la fonction récréative que lui assignent nos contemporains, prompts à la cuisiner en réjouissantes tartes, confitures ou compotes sucrées, nos vieux aïeux l’ingéraient plutôt comme un purgatif amer capable d’apaiser leurs dérangements intestinaux plus ou moins douloureux et grondeurs.

Des bols de rhizomes

Une science dans laquelle les Chinois ont très tôt démontré leur talent : rien d’étonnant puisque leur civilisation fut l’une des premières à entrer en contact avec la rhubarbe, peut-être « née » dans les steppes et les hautes altitudes nord-asiatiques. L’usage exclusivement médicinal que les peuples locaux faisaient de cette vivace depuis au moins 3 000 ans les amenait, non pas à s’intéresser à leurs pétioles ou à leurs feuilles, mais à leur rhizome, petit organe souterrain qu’ils réduisaient en poudre pour mieux l’administrer sous forme de breuvage aux malades.

Les vertus curatives, réelles ou légendaires, prêtées à cette rhubarbe primitive, firent bientôt sa réputation au-delà de son pays natal. Les territoires de la Grèce antique puis de la Rome méditerranéenne s’entichèrent de la chose, ainsi que l’atteste un témoignage d’un pharmacologue et botaniste d’Anatolie (Turquie actuelle), Dioscoride, dans un traité médical rédigé par ses soins au premier siècle de notre ère (entre 50 et 90).

Tiges de rhubarbe

L’auteur y fait mention d’une plante qu’il baptise « rha » (un doute subsiste sur la signification de ce « mot » en grec), première syllabe de ce qui deviendra, bien plus tard dans notre langue, la rhu-barbe. La seconde partie du vocable provient du latin « barbarum »*, terme générique, sans doute un peu moins mal connoté à l’époque qu’aujourd’hui, très largement usité par les sociétés de culture gréco-romaine pour en affubler les populations étrangères, installées en dehors des limites de l’Empire.

En ces temps reculés, plusieurs espèces circulaient entre Eurasie, Russie, Tibet, Nord de la Chine, Mandchourie, et Proche-Orient : les Grecs importaient à prix d’or la version chinoise (barbarum, dont a été tiré Rheum officinale), et un sujet plus proche d’eux géographiquement, arraché des terres qui bordent la Mer Noire, dans la région du Pont-Euxin, d’où le nom scientifique qu’il reçut des botanistes: la rhapontique. Plante à laquelle Dioscoride fait d’ailleurs directement référence dans son ouvrage.

Du purgatif à la tarte, en passant par la bière

Difficile de reconstituer le fil qui a conduit la rhubarbe médicinale à se muer puis à se démultiplier en plantes purement culinaires. Il semble que plusieurs hybridations entre espèces (il y en a une cinquantaine !), opérées à des périodes très difficiles à dater et localiser, aient permis d’obtenir des individus doués d’indéniables qualités gustatives grâce à leurs pétioles, des tiges épaisses et fermes invariablement vouées à un découpage en rondelles, prélude à leur consommation. Selon les variétés cultivées, ces pièces foliaires sont rouges ou vertes.

Le légume barbare a emprunté les axes commerciaux pour s’infiltrer et s’installer définitivement en Europe de l’Ouest, d’abord par l’entremise de marchands arabo-persans -via l’Espagne musulmane –  dès le Xème siècle, puis de missionnaires religieux comme le flamand Guillaume de Robrouck (XIIIème) et l’italien Odoric de Pordenone (XIVème siècle), de retour de voyage en Extrême-Orient. Le célébrissime vénitien Marco Polo y prit bien sûr toute sa part, qui ne manque pas d’évoquer la plante asiatique dans son Livre des Merveilles (1298).

Bien implantée en Occident, Rheum assoit sa renommée médicinale jusqu’en Angleterre où le médecin Thomas Sydenham (1624-1689) met au point une bière stomachique à base de rhubarbe pour revigorer les enfants affaiblis par la fièvre. Au même moment, le monarque français Louis XIV en fit une impressionnante cure (plus 1 000 prises en 55 ans de règne !) pour soulager ses maux de ventre causés par d’irrépressibles excès alimentaires.

Le virage gastronomique semble avoir été pris au XVIIIème siècle : en 1765, l’édition française du dictionnaire de jardinage de Philip Miller, responsable du Chelsea Physic Garden en Grande-Bretagne, indique qu’outre-Manche la rhubarbe est aussi « cultivée pour ses pétioles dont on fait des tartes au printemps ».

Un vert de rouge

Aujourd’hui, l’étendue variétale de la rhubarbe démarre du vert pâle et pousse jusqu’au rouge vif, avec des nuances gustatives qui passent, en fonction du sujet cultivé, de l’acidité (pour les plus vertes) au sucré (pour les plus rouges). Certaines rhubarbes mixent les deux teintes et dissimulent, sous l’épiderme rouge de leur pétiole, une chair verte, voire rosée (c’est le cas de la fameuse Frambozen Rood).

Rhubarbe Frambozen Rood

La Rhubarbe ‘Fulton’s Strawberry Surprise’, particulièrement appréciée par les Anglais qui la cuisinent notamment dans leurs inévitables crumbles, impressionne par le pourpre vif de ses côtes. Relativement compacte, elle atteint à pleine maturité 60 centimètres de haut et 1,20 mètres de large (plantation : septembre à novembre ou mars-avril, et
récolte à partir de la deuxième année, de mai à septembre).

Rhubarbe Fulton’s Strawberry Surprise

En France, la Victoria est sans doute la plus connue des rhubarbes : haute (1,5 mètre en fleur), elle produit des pétioles rouges charnus qui renferment une chair verte légèrement acidulée. On aime la cuire en pâtisserie, compote ou confiture.

La bien nommée Goliath développe des tiges puissantes, de 500 grammes à 1 kg. Un ingrédient idéal pour la confiture.

La ‘Mikoot’ se distingue par sa précocité (une récolte est envisageable dès fin avril) et sa bonne productivité (jusqu’à 5 coupes). Sa chaire verte et tendre en fait une garniture parfaite pour les tartes.

*Il pourrait correspondre tout simplement à « racine » ou au nom ancien du fleuve La Volga, aujourd’hui russe, autre zone d’importation de la rhubarbe jusqu’en Grèce. Ou venir de « Rhéo » qui traduit, dans le dialecte hellénique, la notion d’écoulement ou de flux en rapport avec les propriétés diurétiques de la plante.

 

 

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