Du gingembre Made in France ?

Très progressivement, cette plante orientale, proche cousine du curcuma, prend ses aises dans l’Hexagone où une véritable petite filière bio se développe, loin des ambiances tropicales de son berceau indien, à l’autre bout du monde.

Le gingembre est une épice épaisse sculptée dans un corps lourd, empâté, robuste et difforme, une silhouette aplatie aux allures terrifiantes de troll ou de main gonflée. Ce rhizome replet et biscornu (une tige souterraine, en fait, où s’emmagasine l’énergie tirée du sol) doit son nom aux jeunes pousses qui hérissent sa surface rêche couleur café laid :  des petites protubérances que la langue sanskrite autrefois utilisée par les Indiens d’Extrême-Orient qualifiait de « shringavera » (traduction : « en forme de bois de cerf »). Le mot, reclimatisé sous les latitudes européennes à l’époque des civilisations gréco-romaines, donna « zingiber » en latin, puis gigibre en vieux François, avant que son nom vulgaire – « gingembre » – ne soit définitivement fixé au XIIIᵉ siècle.gingembre

À ce stade avancé du Moyen-Age, la plante, tout infatuée d’elle-même et plus ou moins reconnue pour ses vertus magiques et guérisseuses, avait pourtant à peine touché la France. Mais sa sainte réputation la précédait depuis la rive gauche du Rhin où la religieuse allemande Hidelgarde de Bingen avait déjà loué les « propriétés antiseptiques et toniques » du rhizome indien qu’elle infiltrait dans ses remèdes miracles (vers 1100).

Dans la poche de Madame Bovary

Au même moment, en Italie, l’école de médecine de Salerne, la plus prestigieuse d’Europe médiévale, lui prêtait la faculté de « chasser les dégoûts », vaste programme qu’on pourrait malicieusement raccrocher à ses qualités aphrodisiaques, longtemps présumées, mais jamais réellement prouvées par la moindre étude scientifique (sérieuse). Ce don putatif de la nature l’a poursuivi pendant des siècles, jusqu’à Flaubert qui laissa à son héroïne insatisfaite Madame Bovary le soin de distribuer des lamelles râpées de gingembre à ses amants dans l’espoir qu’ils en fissent le meilleur usage possible pour nourrir son propre plaisir.

Cette capacité supposée à ouvrir l’appétit et réveiller l’instinct génésique est sans doute liée à l’incroyable personnalité aromatique recélée par la chair de l’épice. Chair que le kama Sutra, très vieux recueil indien de recommandations spécialisé dans les arts amoureux et les pratiques sexuelles, préconisait de mâcher en rondelles avant de se lancer à corps perdu dans le jeu de la bête à deux dos : qui s’envoie, encore aujourd’hui, une bande de gingembre dans le gosier ressent cet amalgame étonnant de fraîcheur et de chaleur combinées en un dosage idéal, mélange complexe, ambivalent et contrasté digne d’un soleil ardent qui serait glacé à l’intérieur.

On perçoit dans ce tourbillon des notes d’agrumes, des touches citronnées et acidulées où perce, selon la sensibilité de chacun, un agréable goût savonneux.

Cette impression de feu (ou de pseudo-chaleur) est liée à la présence de phénols tels que le shogaol, le paradol et zingérone, associés à du gingérol – le principal composant du gingembre, à l’origine de son caractère piquant.

Le shoagol, l’une de ces substances bio-actives, renvoie d’ailleurs directement au mot japonais « shoga » qui sert à désigner la plante au pays du soleil levant*. Ce composé affiche quelque 160 000 unités sur l’échelle de Scoville, une table d’évaluation inventée au début du XXᵉ siècle pour mesurer la force des… piments.

Face au poivre, le gingembre a fait ses preuves

La saveur aiguë qui souligne la puissance du gingembre a d’ailleurs fait basculer la destinée de l’aromate indienne au Moyen-Age : face aux prix exorbitants du poivre noir (piper nigrum), dont la valeur au kilo dépassait celle de l’or, elle a longtemps fait office d’épice de substitution. Moins cher que son « concurrent » sud-asiatique, le gingembre s’est frayé un chemin dans la pharmacopée et les mœurs culinaires européennes.

En France, il s’est peu à peu installé dans les habitudes gastronomiques des ménages, toujours prompts à saupoudrer de condiments les plats neutres sur le plan gustatif pour en relever la sapidité, surtout à partir de la Renaissance.

Après un relatif passage à vide dans les échanges internationaux entre le 18ᵉ et le milieu du 20ᵉ siècle, le gingembre s’offre aujourd’hui un second souffle à la faveur du succès rencontré par les cuisines orientales tous azimuts. Sa place sur les étals de marché s’est affirmée, complétée par une présence utilitaire dans les rayons de pharmacie.

Une spécialisation encore confidentielle en Europe

Ce Zingiber officinal, employé – malgré ce que sa dénomination latine pourrait laisser supposer –  tout à la fois comme ingrédient d’assaisonnement et solution thérapeutique, provient davantage de Chine ou d’Inde, qui assurent 80% de la production mondiale, suivis du Pérou et du Brésil (18%). En Europe, où une filière commence à développer, l’Italie s’est lancée la première (200 à 300 tonnes en 2021). Quant à la France, elle s’engouffre encore très timidement dans la brèche. Des petites exploitations y consacrent des parcelles, souvent sous serres (non chauffées artificiellement), notamment dans le Berry (Neuillay-les-Bois, Indre) où une initiative pionnière a vu le jour il y a quelques années. D’autres producteurs – en pépinières – ont été identifiés près de Perpignan et, bien plus au nord, en Bretagne.

Le gingembre est une plante héliophile : pour être adéquat, son environnement exige de l’ensoleillement, une température moyenne d’au moins 21 °C, et des apports hydriques importants et réguliers (environ 2000 mm). Elle aime à s’épanouir dans des sols légers et fertiles, argilo-sablonneux, et bien drainés. La récolte des rhizomes est à réaliser neuf à dix mois après la mise en terre, lorsque le feuillage de la plante présente un jaunissement et des signes de dessèchement.

feuilles de gingembre

En place, le gingembre développe, comme un roseau, des tiges fines d’1,50 à 2 mètres de haut qui supportent de longues feuilles engainantes et lancéolées d’une quinzaine de centimètres

*Le gingembre japonais Zingiber Mioga appartient à la même tribu que le gingembre officinal, dont il est question dans cet article : à ceci près que cette variété d’Extrême-Orient est davantage cultivé pour ses bourgeons floraux que pour son rhizome, lui aussi comestible, mais de plus faible dimension.

Retrouvez les rhizomes de gingembre sur le site de La Bonne Graine.
Conseils pratiques : C’est une plante qui nécessite une exposition très ensoleillée, avec une forte humidité. Vous pourrez, avant de l’implanter en terre, faire pousser les racines en posant le rhizome sur un verre d’eau. Vous planterez ensuite en terre, sans enfoncer trop la racine. Une plantation en pot peut être préférable au nord de la France.

 

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